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Par Francis LALOUPO

Sahel : Ukraine, « l’ennemie » inespérée

Le soutien désinvolte de l’Ukraine aux mouvements séparatistes maliens, lors de la bataille de Tinzawaten, dénote une extraordinaire méconnaissance de la situation régionale. Il offre aussi aux régimes putschistes de l’AES l’occasion de compléter leur liste d’« ennemis extérieurs ».

LSI AFRICA
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Dans une lettre datée du 19 août dernier et adressée au Conseil de sécurité de l’Onu, les ministres des Affaires étrangères des trois pays de l’Alliance des Etats du Sahel (AES, Mali, Burkina Faso, Niger), ont dénoncé « le soutien ouvert et assumé du gouvernement de la République d’Ukraine au terrorisme international, en particulier au Sahel ». Les auteurs de la lettre rappellent avoir été «désagréablement surpris par les propos subversifs de Andriy Yusof, porte-parole de l’Agence ukrainienne de renseignement militaire, avouant l’implication de l’Ukraine dans l’attaque lâche, traître et barbare, les 25, 26 et 27 juillet 2024, des groupes armés terroristes ayant causé la mort d’éléments des Forces de défense et de sécurité maliennes à Tinzawaten, au Mali, ainsi que des dégâts matériels importants». On se souvient que les événements de Tinzawaten s’étaient soldés par la mort de 47 soldats maliens et de 84 mercenaires russes du groupe Wagner. L’attaque avait été revendiquée par les mouvements séparatistes du Cadre stratégique pour la défense du peuple de l’Azawad (CSP-DPA, coalition à dominante touareg). Également impliqués dans cette séquence guerrière, les djihadistes du Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (JNIM).

Peu après cette débâcle de l’armée malienne et de ses associés russes à Tinzawaten, l’on s’est étonné d’entendre sur une chaîne de télévision de Russie, le porte-parole du renseignement militaire ukrainien (GUR), Andriy Yusov, faire état de ses «relations» avec les mouvements séparatistes du Nord du Mali qui ont bénéficié, de la part de ses services, «des informations nécessaires qui leur ont permis de mener une opération militaire réussie contre les criminels de guerre russes». La méthode est, pour le moins, déroutante. Plus déconcertant encore, le commentaire jubilatoire posté sur les réseaux sociaux de l’ambassadeur ukrainien au Sénégal, YuriiPyvovarov, sur les déclarations de son compatriote : «Le travail se poursuivra. Il y aura certainement d’autres résultats. La punition des crimes de guerre et du terrorisme est inévitable. C’est un axiome.» De quoi embarrasser sérieusement les autorités sénégalaises qui n’ont pas manqué de rappeler à l’intéressé les principes de discrétion, de retenue et de non-ingérence que sa fonction l’oblige à respecter.

Lamentable erreur d’appréciation du contexte malien

Alors que le soutien logistique ukrainien aux rebelles maliens du CSP-DPA était encore cantonné auregistre du soupçon, cette manière ukrainienne d’assumer un rôle dans les événements de Tinzawaten défie les lois et mécanismes de la diplomatie ordinaire. On le sait, l’objectif de l’Ukraine est de traquer la Russie partout où elle tente d’étendre son influence, dans le cadre du conflit qui les oppose. Dans cette optique, des éléments militaires opèrent au Soudan pour contrer la présence de Wagner. Pour autant, le comportement des services ukrainiens vis-à-vis des contextes africains semble totalement lunaire. L’idée qu’ils se font de l’opération à laquelle ils disent avoir participé dans le septentrion malien trahit une méconnaissance de la configuration conflictuelle dans cette région. Les «révélations» ukrainiennes résultent d’une effaranteerreur – absence ? - d’appréciation, ou d’uneapproche aléatoire de la situation géopolitique et diplomatique régionale. En résumé, la légèreté le dispute à l’aventurisme… Illustrant cet état de fait, même la Cédéao (Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest), malgré les dissensions avec les pays de l’AES, a exprimé «sa ferme désapprobation et sa ferme condamnation de toute ingérence étrangère dans la région». D’évidence, lespersonnalités officielles ukrainiennes qui se sont exprimées sur leur « soutien » aux groupes rebelles maliens ne pouvaient imaginer les effets qu’allaient produire leurs inconvenantes fanfaronnades. 

Par ailleurs, cette affaire offre un avantage inespéré à la junte malienne et ses alliés de l’AES, toujours à l’affût d’un prétexte pour se fabriquer des «ennemis extérieurs», responsables de tous les maux qui accablent leurs pays. En fournissant involontairement les ingrédients au narratif victimaire des putschistes du Sahel, l’Ukraine devient une nouvelle «meilleure ennemie» de l’AES. Et, pour corser un peu plus cette opportunité, les juntes sahéliennes accusent désormais le pays de Volodymyr Zelensky d’être le «bras armé» de l’Occident toujours déterminé à ruiner le Sahel, voire le continent. Sans avoir procédé à une quelconque concertation avec les autorités ukrainiennes, et sans recourir à l’usage d’une demande d’explications, le Mali et le Niger ont annoncé, début août, la rupture «avec effet immédiat» de leurs relations diplomatiques avec l’Ukraine. 

L’aubaine des extravagants aveux ukrainiens

Les réseaux sociaux étant devenus un espace de gouvernement privilégié pour les juntes de l’AES, c’est sur ce support que leurs partisans ont d’abord projeté leur courroux envers cette Ukraine désignée, sans ambages, comme la première colonne d’une «guerre de l’OTAN contre le Mali et le Sahel». Puis, il y a eu les manifestations de rigueur, dans les rues de Bamako et de Niamey. Des foules exprimant, avec une douteuse spontanéité, leur soutien aux valeureux dirigeants de l’AES. Ces manifestants qui ne sauraient situer l’Ukraine sur une carte du monde, ont vaillamment brandi des drapeaux russes et scandé « Honte à l’Ukraine ». Jours ordinaires en AES…

La lointaine Ukraine, à son corps défendant, auradonc offert aux dirigeants de l’AES leur buzz de ce mois d’août. Elle a aussi permis aux trois pays alliés d’affirmer davantage encore leur alignement, sans la moindre réserve, sur Moscou dans sa guerre impérialiste contre l’Ukraine. En outre, elle a donnéune occasion supplémentaire au pouvoir militaire malien d’assimiler les mouvements séparatistes aux groupes terroristes qui sévissent dans la région. Une nouvelle manière d’enterrer définitivement toute possibilité de négociation avec les rebelles touareg qui furent, en 2015, cosignataires avec l’Etat malien, de l’Accord pour la paix et la réconciliation au Mali, dit «Accord d’Alger», que le pouvoir putschiste de Bamako a rendu caduc. L’Accord d’Alger, malgré ses insuffisances, ses aberrations et ses autres failles préjudiciables à l’autorité de l’Etat, avait, au moins, l’avantage de geler le conflit, ou le contenir, en attendant un renforcement des marges de manœuvre du pouvoir central. Sans produire un protocole alternatif d’un retour à la paix, le pouvoir actuel aura tout simplement remplacé l’Accord d’Alger par le choix d’une guerre totale contre les séparatistes. Une guerre dont les segments stratégiques échappent aux experts militaires, de même que les finalités et les objectifs post-conflit. 

Plutôt que de réduire les foyers de conflictualité sur le sol malien, le pouvoir militaire de Bamako les aura démultipliés. En réponse aux actes d’indignation des autorités militaires envers l’Ukraine, les séparatistes maliens ont indiqué qu’il leur est aussi légitime de conclure des «alliances» avec des partenaires extérieurs, tout comme le fait le pouvoir «illégal et illégitime» en s’appuyant sur l’assistance des mercenaires russes. Ainsi va la situation sécuritaire au Mali. Pour l’heure, et pour maintenir les foules en haleine, les scénaristes des juntes de l’AES peuvent continuer d’exploiter et de décliner, jusqu’à plus soif, l’aubaine des extravagants «aveux» ukrainiens. Une raison de plus pour ceux qui se sont emparés du pouvoir d’Etat dans le Sahel de justifier leur bon droit de se maintenir indéfiniment aux commandes de ces Etats. Sans obligation de résultat…

Francis Laloupo, Journaliste, Enseignant en Géopolitique.

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