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Par Francis LALOUPO

Sahel : Les fantômes de l’AES

A en croire les juntes du Sahel, leurs régimes seraient menacés par d’innombrables entités hostiles, et plus principalement la France, l’Union européenne et les pays voisins d’Afrique de l’Ouest. Radioscopie des récents discours des dirigeants de l’Alliance des Etats du Sahel à leurs ennemis fantômes.

Crédit Photo : DT
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On le sait, les régimes qui redoutent le plus de subir un coup d’Etat sont ceux-là mêmes qui se sont installés par ce moyen à la tête d’un pays. Avec les nouveaux pouvoirs militaires qui œuvrent à leur propre ancrage en Afrique de l’Ouest, on aurait pu s’attendre à une certaine sophistication dans la manière de manifester cette condition paranoïaque. Las, même sur ce point, les juntes du Sahel ne s’embarrassent pas de subtilités pour projeter vers le public la plus caricaturale image de flibustiers inquiets d’être dépossédés de leur butin.

Imposteurs autoproclamés « souverainistes »

A la fin de l’année dernière, dans un subit accès collectif de paranoïa, les trois dirigeants de l’Alliance des Etats du Sahel (AES - Mali, Burkina Faso, Niger) ont dénoncé des « manœuvres de déstabilisation » à l’encontre de leurs pays. Et, pour contrer ces menaces majeures, ils ont notamment décidé de la « mise en état d'alerte maximale » de leurs forces de défense et de sécurité, tout en envisageant « la création d'un théâtre unique d'opérations militaires confédéral, en complément des théâtres nationaux existants ». Cet appel à la mobilisation générale intervenait aux lendemains du sommet de la Cédéao (Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest) au cours duquel cette dernière, tout en prenant acte du retrait des trois pays de l’AES de l’organisation en ce mois de janvier, proposait un délai supplémentaire de six mois pour conclure ce cas inédit. Rejetant cette disposition exceptionnelle, les trois juntes, décidément en rupture avec les protocoles diplomatiques, ont dénoncé un piège, tout en prêtant à la Cédéao les arrière-pensées des plus loufoques. Selon elles, ce délai supplémentaire de six mois n’aurait qu’un objectif : celui de faire gagner du temps à la Cédéao pour « faciliter les actions de déstabilisation » des trois pays.

Ces manœuvres seraient ourdies par certains chefs d’Etat de la région servant des « agendas étrangers ». Le tout, sous la houlette de la France, cause et source de toutes choses. Il faut dire que dans le discours deces juntes et de leurs affidés, la France est devenue un argument générique et définitif. Le mot « France » tient lieu de gimmick aux discours et raisonnements des nouveaux imposteurs autoproclamés « souverainistes ». Mot barrière soutenant et concluant toute forme de discussion. Un fétiche mécanique servant de support irréfutable aux proférations néo-panafricanistes, ainsi qu’aux stratégies de manipulation destinées à favoriser l’ancrage de régimes illégaux et des transitions à durée indéterminée. Pour les dirigeants des juntes du Sahel, nul besoin de produire des preuves pour accuser des ennemis fantomatiques et fantasmés. Ce mode de communication prospère à une époque polluée par la production de réalités alternatives. Premières cibles de cette entreprise : les disciples fanatisés de ces nouveaux captateurs d’Etats.

Tiani, expert incontesté de l’historicité alternative

Champion de la saison des délires paranoïaques en Putschland, le général de brigade Abdourahamane Tiani, chef du Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP, junte au pouvoir au Niger). Dans une interview fleuve accordée fin décembre à la Radio Télévision du Niger (RTN), il a, dans uneinvraisemblable logorrhée, livré sa lecture de l’histoire contemporaine, de l’état du Niger et du monde. Donnant l’impression d’avoir découvert, depuis son coup d’Etat, l’histoire de la colonisation et de l’Afrique de l’Ouest, il la réécrit à sa manière, tel un auteur fantasque. Il recompose des faits, les amalgame et les emmêle à souhait pour construire un récit qu’aucun historien n’avait jusqu’ici eu l’audace de produire. Tiani se révèle comme un expert incontesté de l’historicité alternative. Cette interview aura surtout permis au dirigeant de la junte nigérienne de disserter en roue libre sur tous les périls qui menacent les territoires de l’AES, « ceinturés par des pays qui acceptent volontairement, avec zèle, de se soumettre au diktat français ». Dans son discours, la France, sans cesse évoquée, semble détenir des pouvoirs extraordinaires, aux confins du surnaturel. Selon le putschiste de Niamey, « l’adversaire que nous avons en face n’est pas le terrorisme, c’est surtout la France ». Reprenant le refrain déjà entonné par les juntes associées du Burkina Faso et du Mali, Tiani affirme sans sourciller : « C’est la France qui finance le terrorisme au Sahel ; cette même France, tenez-vous bien, qui aujourd’hui a déversé plusieurs milliards de francs CFA dans le lit du Lac Tchad entre les mains de Boko Haram, El-Bakoura, l’Etat Islamique (…) Les terroristes en possèdent suffisamment, parce que le CFA est fabriqué en France qui, avec le soutien de l’Union européenne, pourra fabriquer autant de CFA qu’elle veut, tant que ce n’est pas l’euro ou le dollar. L’Afrique ne fabrique pas le CFA… » Le discours politique se confond ici avec les balivernes des live TikTok néo-panafricanistes…

Poursuivant sa démonstration des menaces fantômes, Tiani accuse des pays voisins tels que le Bénin, la Côte d’Ivoire et le Nigeria d’entretenir sur leurs sols les bases, dispositifs et personnels destinés à préparer des hordes de terroristes en vue d’une offensive massive contre son pays et les deux autres de l’AES. Il affirme détenir les preuves de l’existence de certaines bases avancées aux frontières du Niger et du Burkina Faso, et même à l’intérieur de ces deuxterritoires. On se demande alors ce qu’il attend pour aller à l’assaut de cette invasion hostile… Quant à la Cédéao que l’AES a décidé de quitter sans préavis, Tiani la décrit comme « le bras de la légitimité que les puissances occidentales utilisent pour nous maintenir sous domination ». En somme, selon le général Tiani, tous les chefs d’Etat des pays de la Cédéao et leurs populations ne seraient que des êtres sous influence permanente de la France - soutenue par l’Union européenne - qui contrôlerait leurs faits et gestes, jusque dans leur sommeil. Le propos atteint le vertige.

Tango compulsif avec des agresseurs imaginaires

Parmi d’autres morceaux choisis de cette interview, le projet attribué à la France d’installer dans un proche avenir, avec une ruse consommée, une vingtaine de bases militaires, dans plusieurs pays d’Afrique, notamment anglophones, tels que le Ghana et le Nigéria. Selon Tiani, le projet s’étendrait à l’Afrique centrale, et aussi la Tanzanie, la Namibie et le Botswana. Une perspective dont l’objectif serait la destruction des pays de l’AES. L’on pourraits’interroger sur les obscures intentions des divers conseillers nationaux et étrangers du chef de la junte nigérienne qui lui fournissent ces éléments de langage… Toujours obsédé par la France, celui qui considère que la colonisation a pris fin avec son coup d’Etat du 26 juillet 2023, estime que « le manque d’uranium nigérien a causé à la France une situation catastrophique, au point que des familles sont condamnées à fouiller dans les poubelles pour trouver à manger ». Tous les sommets de la divagation sont atteints lorsque le général Tianiaffirme sans rire que la DGSE (Direction générale de la Sécurité extérieure) française se rend assidûment sur les marchés du Niger, pour acheter les stocks d'oignons afin de provoquer la flambée des prix et déstabiliser son pays. Décidément, confie-t-il, « ces gens sont prêts à tout pour dominer l'Afrique… »

Quelques jours après cet exercice oral du chef de la junte nigérienne, son associé du Mali, le général Assimi Goïta, allait jouer sa partition, dans un registre tout aussi ahurissant. Maniant l’énigme, il affirme que « ce sont bien les Blancs qui sont derrière le terrorisme chez nous ». Il évoque alors un épisode datant d’avant le coup d’Etat de 2023 au Niger. Selon lui, des « Blancs » - jamais nommés - qui avaient échoué à « faire tomber le Mali » depuis le Niger, étaient venus le voir pour lui avouer leur sinistre projet et lui proposer un pacte de lutte contre l’Etat Islamique, tout en épargnant le Jnim (Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans, affilié à Al-Qaïda). Pour preuve de leur rédemption, les fameux Blancs auraient alors proposé : « Pour que vous sachiez que c’est nous qui sommes derrière tout cela, nous vous garantissons un mois durant lequel ni vos camps ni vos localités ne seront attaqués. » Le Putschland sahélien vaut bien une série télévisée.

Ainsi donc se présente le discours politique de ces régimes militaires issus de coups d’Etat. En lieu et place des enjeux essentiels – santé, éducation, progrès socio-économique… -, un tango compulsif avec des agresseurs imaginaires. Un festival d’extravagances prétendument « souverainistes » qui ne parviennent pas à masquer une incapacité évidente à transformer les coups d’Etat en un projet de gouvernement ordinaire et pertinent.

Francis Laloupo, Journaliste, Enseignant en Géopolitique.

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