Par Francis LALOUPO
Guinée : la fin des promesses
Multiplication des violations du droit à la liberté d’expression et à l’accès à l’information, banalisation de la répression, gestion autoritaire de l’espace public, rumeurs de scandales financiers… La junte guinéenne s’éloigne de ses premières promesses de changement et de promotion des valeurs démocratiques. Au point de semer le doute sur le respect du calendrier de la transition.
En février 2023, Mamadi Doumbouya, le chef de la junte guinéenne affirmait solennellement son engagement à « rendre le pouvoir aux civils à l’issue de la transition, fin 2024 ». Celui qui a renversé le pouvoir du président Alpha Condé, le 5 septembre 2021, précisait alors : « Nous allons bien sûr organiser la transition mais nous ne ferons pas partie de l’après-transition. Pour nous, c’est clair et ça doit l’être ». Ces propos, souvent réitérés, ont contribué à présenter, aux yeux de l’opinion, la situation en Guinée, depuis le putsch de 2021, comme une « exception », en comparaison avec les juntes du Mali et du Niger, soupçonnées de vouloir prolonger indéfiniment leur séjour au sommet de l’Etat. D’ailleurs, pour signifier sa démarcation programmatique à l’égard de ses « frères d’armes »maliens et burkinabè, tout en exprimant sa solidarité envers eux, le CNRD (Comité national du rassemblement pour le développement, organe dirigeant de la junte guinéenne), avait, au début de l’année 2023, courtoisement signifié son refus d’adhérer au projet d’une « fédération » réunissant les trois pays. Ainsi, quelques mois plus tard, la Guinée prendra définitivement ses distances avec la création de l’Alliance des Etats du Sahel (AES), réunissant le Mali, le Burkina Faso et le Niger,dirigés par des régimes issus de putschs.
Vague d’arrestations de journalistes, restrictiond’accès à Internet…
Mais, si le CNRD n’a cessé de multiplier les gages d’un respect du calendrier de la transition devant déboucher, en 2024, sur des élections et un retour à un régime civil, l’opinion a commencé à exprimer ses doutes depuis le deuxième semestre 2023. Premier signal embarrassant, l’évocation, par les autorités, du budget du programme des activités menant à la fin de cette transition. Quelque 600 millions de dollars sont attendus de divers partenaires, sans que l’on sache réellement le contenu précis du cahier des charges etles sources escomptées de financement. Où en est le gouvernement, huit mois après l’énoncé de ce chiffre ? En réponse à cette question, le porte-parole du gouvernement, Ousmane Gaoual Diallo, s’est contenté de déclarer récemment : « Je n’ai pas les détails des contributions, puisque ce n’est pas de mon niveau, mais je sais quand même que les Etats-Unis, l’Union européenne, et d’autres partenaires ont commencé à mettre quelque chose ». Rien de bien précis, donc. Alors que les opérations de recensement de la population ne sont pas encore programmées, difficile, à l’heure actuelle, de déceler les signes d’un chantier d’achèvement de la transition. Difficile aussi d’avoir la moindre indication de calendrier pour le référendum constitutionnel prévu, ou encore la probable adoption d’un nouveau code électoral… En attendant, le gouvernement semble regarder ailleurs, insistant davantage sur ses projets de construction d’infrastructures afin de « marquer son passage » auxcommandes de l’Etat. De plus, le pouvoir souhaiterait voir la conclusion des procédures judiciaires en cours à l’encontre de certaines figures du régime renversé. Sans compter cette antienne de « refondation de l’Etat », inscrite dans son programme d’actions et dont nul ne saurait aujourd’hui cerner les contours et moins encore l’agenda. D’autant que l’on se demande toujours s’il est du ressort d’un régime de transition de refonder l’Etat…
Particulièrement inquiétant, le raidissement de l’Etat envers les espaces d’expression des libertés individuelles et collectives. Arrestations et incarcérations de journalistes, fermetures, suspensions et brouillages de médias -presse écrite et audiovisuelle-, restriction de l’accès à Internet, contrôle et contraction du territoire d’activité des partis politiques… Toutes choses aux antipodes de la profession de foi formulée par la junte après son putsch contre un régime liberticide et massivementdécrié. Aux journalistes protestant le 18 janvier dernier contre les atteintes à l’exercice de leur métier, le pouvoir a réagi par une vague d’interpellations et une brutalité pleinement assumée. Ce bras de fer entre les professionnels des médias et les autorités de la transition met en relief le refus de toute forme de contestation par la junte, qui a interdit les manifestations revendicatives depuis 2021. Elle avait dans le même temps prononcé la dissolution du Front national pour la défense de la Constitution (FNDC), qui fut le fer de lance de la vague de protestation contre le régime déchu du président Alpha Condé. La dissolution de cette coalition militante aura été l’une des premières erreurs politiques du CNRD. En prenant cette décision, les militaires transformaient un allié objectif de leur putsch en un adversaire de fait…
Mêmes causes, mêmes effets…
Mi-janvier 2024, face au Syndicat des professionnels de la presse de Guinée (SPPG) qui, en même temps que les ambassadeurs accrédités dans le pays, en appelait à la « libération des médias et réseaux sociaux », les autorités ont justifié ces mesures par des « problèmes sécuritaires », sans pour autant en préciser la nature… Déjà, en décembre 2023, Amnesty International avait relevé, dans un rapport,« la multiplication et la banalisation des violations du droit à la liberté d’expression et à l’accès à l’information par les autorités de transition ». Selon cette organisation, les actions de la junte guinéenne « perpétuent et aggravent une situation à laquelle elle affirmait vouloir remédier lors de sa prise de pouvoir ». Selon Samira Daoud, directrice régionale du bureau d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre, « les violations du droit à la liberté d’expression sont désormais permanentes, et s’ajoutent à celles du droit de réunion pacifique entre autres. Les autorités guinéennes ont choisi de tourner le dos aux droits les plus élémentaires garantis par le droit international, que la charte de la transition signée le 27 septembre 2021 par le chef de l’État prétendait pourtant défendre ».
Jusqu’à récemment encore, le pouvoir militaireguinéen avait subtilement choisi de gérer la transition en s’assurant la prudente bienveillance -à défaut d’un soutien affirmé- de ses principaux partenaires extérieurs. Mais, à présent, nombre d’observateurs et diplomates n’hésitent plus à exprimer leur préoccupation à l’égard des dérives et abus du CNRD. Le goût de plus en plus affiché du président Mamadi Doumbouya pour les attributs de sa fonction, les rumeurs de scandales financiers dans les cercles du pouvoir, l’affirmation d’une gestion autoritaire de l’espace public… Des tendances lourdes qui ne permettent pas d’entrevoir une issue sereine et consensuelle au processus de transition dans les délais attendus…
Toutefois, mis à part les arguments, voire les prétextes d’ordre budgétaire ou logistique, de quelles justifications pourrait user le CNRD pour prolonger la transition au-delà des délais consignés ? Au sein de ce régime, pas de discours « souverainistes », d’arguties « néo-panafricanistes » ou d’odes russophiles pour transformer le coup d’Etat en une rupture systémique, comme chez les voisins du Mali, du Burkina Faso et du Niger. Pas de crise sécuritaire, non plus, pour justifier -fallacieusement- une prolongation de la période de transition. On pourrait alors redouter que la junte guinéenne, succombant à la funeste logique du report de la fin de la transition, n’ait d’autre choix que de recourir aux mêmes méthodes qu’elle disait combattre en commettant son coup d’Etat : une campagne de répression soutenue pour dissuader toutes les velléités de contestation. Ce serait oublier qu’ici, en Guinée, les mêmes causes pourraient fatalement produire les mêmes effets. Les forces contestataires et les déçus du putsch de septembre 2021 pourraient, par des moyens encore insoupçonnables, mettre fin à ce régime qui aura foulé du pied ses propres promesses de changement et de promotion des libertés démocratiques. Ces libertés que nombre de Guinéens tentent sans relâche de conquérir depuis plus d’une décennie, souvent au péril de leur vie. Il est, peut-être, encore temps, pour les membres du CNRD de tirer les enseignements utiles de cette aspiration constante et irréductible de leurs concitoyens…
Francis Laloupo, Journaliste, Enseignant en Géopolitique.
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