Par Francis LALOUPO
AES-CEDEAO : vers un voisinage conflictuel ?
A qui profite la stratégie de la tension entre les pays de l’Alliance des Etats du Sahel (AES) et la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao) ? A la veille du retrait effectif de l’AES des instances de la Cédéao, état d’alerte sur un futur voisinage qui s’annonce conflictuel entre les deux entités.
- Politique
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la rupture entre la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao) et les trois pays de l’Alliance des Etats du Sahel (AES) ne s’est pas conclue dans la franche cordialité. En attendant l’échéance officielle de la séparation, le 29 janvier 2025, les dirigeants de l’AES et leurs régiments de zélateurs entretiennent une ambiance néfaste, dans un concert ininterrompu d’injures, d’invectives, d’accusations débridées et autres amabilités à l’encontre de l’organisation régionale. Les centaines de millions d’habitants détenteurs du passeport de la Cédéao auront été d’une exceptionnelle placidité face à ce déchaînement de fiel et d’anathèmes, dirigé contre un espace historique de citoyenneté partagée…
Rompant avec ce projet communautaire afin de s’affranchir de ses contraintes et ses règles, les trois régimes militaires du Mali, du Burkina Faso et du Niger se sont attelés depuis un an à une improbable tâche : sanctuariser leurs coups d’Etat pour les transformer en norme systémique. Face à leurs charges hostiles, les instances de la Cédéao ont multiplié les initiatives de conciliation, de dialogue et de pondération. Au point de susciter l’incompréhension d’une partie de l’opinion, agacée par tant de bienveillance à l’égard des dirigeants de l’AES qui, en retour, n’ont, à aucun moment, manifesté la moindre courtoisie vis-à-vis de leurs interlocuteurs de la Cédéao.
Logique de la tension et procès en sorcellerie
Au vu de ce climat délétère, qu’en sera-t-il du voisinage après l’officialisation de la rupture ? Certains commentateurs optimistes ont, au cours des derniers mois, projeté une coexistence pacifique, voire féconde, entre les deux espaces AES et Cédéao, avec de nouvelles modalités de coopération dans un respect mutuel de leurs respectives orientations. Des projections tellement optimistes que l’on pourrait se demander si, dans de telles conditions, une séparation était bien nécessaire. A la veille de l’échéance, difficile d’imaginer, à moyen terme, la miraculeuse manifestation d’une entente cordiale et d’une harmonieuse cohabitation entre les deux entités.
Depuis le début de cette année, les juntes de l’AES s’appliquent à intensifier une logique de la tension dans la région. L’agenda des trois leaders « AESiens » semblent désormais porter, essentiellement, sur les procès en sorcellerie à l’encontre des pays voisins, accusés quotidiennement d’orchestrer de grandes manœuvres de déstabilisation contre leurs pays. En contraste avec l’impassible posture des pays ainsi incriminés, les trois régimes militaires multiplient les provocations, condamnent sans preuve et, bien souvent, sans crainte du ridicule.
Ainsi, le chef de la junte nigérienne, le général Abdourahamane Tiani, a franchi le seuil du loufoque en accusant le gouvernement du Nigéria de nouer une alliance avec la secte terroriste Boko Haram – fléau majeur dans cet État - pour semer la mort et la désolation au Niger. Ce 13 janvier, alimentant davantage encore le récit des menaces imaginaires, le général Tiani a signé une ordonnance renforçant drastiquement le cadre juridique sur l’entrée et le séjour des étrangers sur son territoire. Un durcissement aussi surprenant qu’inédit des conditions de séjour des étrangers qui, nous explique-t-on, est destiné à « lutter contre les tentatives de déstabilisation imputables à des pays voisins, en complicité avec certaines puissances internationales ». Tout contrevenant à ladite ordonnance est passible d’une peine de deux à cinq ans d’emprisonnement, et d’une amende de cinq à cinquante millions de francs Cfa…
La junte nigérienne semble appliquer une formule déjà observée sur le continent, au cours des années 70 à 80, lorsqu’au prétexte de menaces extérieures, des pouvoirs militaires pseudo « révolutionnaires » mettaient en œuvre une stratégie de confinement de leur pays et de leurs populations, à l’abri des regards étrangers. Un huis-clos permettant d’affermir la confiscation du pouvoir d’Etat et de ses attributs. Cette logique est aujourd’hui partagée par les trois pays de l’AES. Au Mali, la junte dirigée par le général Assimi Goïta aborde la cinquième année de sa prise de pouvoir. Record ambitionné par le capitaine burkinabè Ibrahim Traoré qui a décrété, en mai 2024, cinq années de règne supplémentaires sans échéance électorale. Au Niger, le général Tianicompte bien prolonger son bail au-delà du calendrier de trois années qu’il avait vaguement évoqué après son coup d’Etat de juillet 2023.
Infox en stock, putschs en cascade
Se considérant affranchis de la Cédéao, tous reprennent les mêmes éléments de langage pour fustiger et vouer aux gémonies leurs voisins, dont la Côte d’Ivoire, le Bénin et le Nigéria. Ces derniers sont livrés aux cyber-hurleurs et propagandistes patentés de l’AES. Sur les réseaux sociaux, les campagnes de désinformation frisent le délire. En ce mois de janvier, des comptes diffusent avec une joie mauvaise des rumeurs de coups d’Etat en Côte d’Ivoire ou relatent un supposé putsch au Bénin qui aurait entraîné la fuite du président Patrice Talon. Infox en stock… Il est vrai que les propagandistes des juntes ne cachent pas leur souhait de voir survenir des coups d’Etat partout dans la région et même au-delà. Des putschs en cascade, et opportunément assortis de deals sulfureux avec la Russie de Vladimir Poutine. Ainsi conçoivent-ils l’avenir du continent… L’animation de ces offensives informationnelles est confiée aux « vidéomen » et autres trolls soutenus par des experts russes du groupe Wagner, affectés auprès des régimes putschistes du Sahel. Dans un tel climat, la région ouest-africaine est tout entière sous la menace d’une phénoménale pagaille, sévèrement préjudiciable aux fragiles équilibres qu’elle avait su maintenir jusqu’ici.
Tout se passe donc comme si les régimes de l’AES avaient besoin d’antagoniser les relations avec leurs voisins pour justifier leur existence. Alors qu’ils avaient justifié leurs coups d’Etat, entre autres arguties, par l’urgence de lutter plus efficacement contre l’insécurité et les groupes armés terroristes, ils semblent diriger l’essentiel de leur énergie contre leurs voisins de la Cédéao devenus leurs principaux adversaires.
Le 8 janvier dernier, le Bénin a subi une attaque terroriste dans le Nord, à sa frontière avec le Burkina Faso et le Niger. Le bilan, variant entre 28 et 30 soldats béninois tués, est le plus lourd jamais enregistré par le pays dans ce contexte sécuritaire. L’attaque a été revendiquée par le groupe djihadiste GSIM (Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans affilié à Al-Qaïda). Au lendemain de cet événement, le chef d’état-major des armées béninois, le général Fructueux Gbaguidi, a déclaré : « Nous, Béninois, recherchons une synergie d’action avec nos voisins (du Niger et du Burkina Faso, NDLR), et nous ne désespérons pas que, très bientôt, nous allons avec tous nos voisins travailler ensemble. Le terrorisme travaille en réseaux. Il fait fi des frontières. Nous avons le devoir de nous entendre pour leur opposer une réponse à la mesure de ce qu’ils font ». Des propos auxquels les voisins de l’AES n’ont pas jugé utile de répondre. L’absence de dialogue et de coopération face à l’enjeu sécuritaire pourrait constituer l’un des indices les plus alarmants d’une future cohabitation à maints égards problématique entre l’AES et la Cédéao. Au chaos diplomatique pourrait s’ajouter une fâcheuse complexification de l’équation sécuritaire.
Francis LALOUPO
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